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Lecture d'été : le traitement répressif du nomadisme tsigane

Les «nomades», des citoyens à part depuis un siècle (Mediapart)

Il y a cent ans, le 16 juillet 1912, était promulguée la loi sur la « réglementation des professions ambulantes et la circulation des nomades », « tournant dans le traitement répressif du nomadisme tsigane ». Surveillance et fichage des personnes, de leurs déplacements, de leurs véhicules se mettent en place. Rappel par Emmanuel Filhol, enseignant-chercheur en histoire à l’université de Bordeaux (1).

À partir de 1907, année des premières opérations de fichage anthropométrique montées par la Sûreté générale contre les « nomades » à Beaucroissant, La Tremblade et Neubourg, la surveillance des Tsiganes ambulants s’est traduite en France par un encadrement policier particulièrement rigoureux. Promulguée le 16 juillet 1912, soit deux ans après la naissance de Django Reinhardt (1910-1953) (2), la loi sur la « réglementation des professions ambulantes et la circulation des nomades », qui ne donna lieu à aucune objection ni discussion critique au sein de la presse juridique et des spécialistes du droit, constitue un tournant dans le traitement répressif du nomadisme tsigane. Sa genèse est indissociablement liée aux débats sur la modernisation des systèmes de contrôle de la mobilité et des méthodes d’identification. Le « régime des Nomades » qui résulte de ce texte législatif favorisa un processus de « dénationalisation administrative » des Bohémiens, y compris les Bohémiens rattachés à un enracinement local pluriséculaire, déniant à ces familles toute légitimité d’ancrage national.

Le carnet anthropométrique

La réglementation de 1912 autour de laquelle s’ordonne l’itinérance économique définit trois catégories d’ambulants : les marchands ambulants, les forains de nationalité française et les nomades. Chaque catégorie se voit attribuer des papiers d’identité spécifiques. Les nomades sont, « quelle que soit leur nationalité, tous individus circulant en France, sans domicile ni résidence fixes et ne rentrant dans aucune des catégories ci-dessus spécifiées, même s’ils ont des ressources ou prétendent exercer une profession ». Si la loi ne précise pas explicitement qu’il s’agit des Bohémiens ou Tsiganes, la circulaire du 3 octobre 1913 liée à l’application de la loi fait savoir, reprenant les propos prononcés par Étienne Flandin lors des débats qui se sont déroulés au Sénat en 1911, que les nomades désignent « généralement des "roulottiers" n’ayant ni domicile, ni résidence, ni patrie, la plupart vagabonds, présentant le caractère ethnique particulier aux romanichels, bohémiens, tziganes, gitanos, qui, sous l’apparence d’une profession problématique, traînent le long des routes, sans souci des règles de l’hygiène ni des prescriptions légales ».

Cependant, tous les nomades ne sont pas Bohémiens. En effet, la catégorie « nomade », du fait d’une large définition, comprend de nombreuses familles pratiquant des métiers itinérants très courants au XIXe siècle et encore au début du XXe siècle : réparateurs de parapluies, de faïence, marchandes de dentelles, de petits objets divers, vanniers ou rempailleurs de chaises. De plus, les forains étrangers sont considérés comme nomades : on trouve en effet dans certaines archives des carnets anthropométriques de forains italiens, chinois, de marchands japonais ou encore algériens.

Couverture d'un carnet anthropométrique d'identité.Couverture d'un carnet anthropométrique d'identité.© Archives départementales de la Gironde, Bordeaux, 58 W 101-136.

Selon la loi de 1912, tout nomade, quelle que soit sa nationalité, doit faire viser (avec l’indication du lieu, du jour et de l’heure) son carnet individuel, établi dès l’âge de 13 ans révolus, à l’arrivée et au départ de chaque commune.

Visas d'un carnet anthropométrique.Visas d'un carnet anthropométrique.© Archives départementales de la Charente-Maritime, La Rochelle, 20 W 1.

Elle le contraint également, en vertu du décret du 16 février 1913, à se soumettre à différentes mensurations et identifications photographiques (une double photographie, de profil droit et de face) qui sont consignées dans le carnet : « la hauteur de la taille, celle du buste, l’envergure, la longueur et la largeur de la tête, le diamètre bizygomatique, la longueur de l’oreille droite, la longueur des doigts médius et auriculaires gauches, celles de la coudée gauche, celle du pied gauche, la couleur des yeux, les empreintes digitales [des deux mains] et les deux photographies du porteur du carnet ».
Concernant l’établissement de ce document, semblable par son format au livret militaire et contenant initialement 224 pages (soit l’emplacement de 2 090 cases réservées aux visas), le ministère de l’Intérieur a prévu que le signalement anthropométrique, les formalités dactyloscopiques et les photographies soient effectués par les commissaires ou les inspecteurs des brigades mobiles de police. Dans le cas où le personnel désigné pour les accomplir ne serait pas disponible, le recours aux gardiens des prisons s’impose, mais il faut que les nomades soient accompagnés individuellement par des gendarmes ou des policiers. Pour le ministre, les nomades sont potentiellement si dangereux qu’il convient d’éviter, dans un but sécuritaire, de les laisser seuls avec un agent ou de les amener à plusieurs dans les prisons.

Par ailleurs, la loi prévoit que les nomades circulant sans carnet seront considérés comme étant en état de vagabondage et qu’ils seront, à ce titre, soumis aux peines encourues pour ce délit. En outre, le carnet du nomade, où se trouve indiqué son état civil, comporte une partie réservée aux mesures sanitaires et prophylactiques auxquelles les nomades sont assujettis. Qui dit contact avec ces familles dit risque de contamination. Par rapport aux préoccupations hygiénistes de l’époque, au statut métaphorique dominant, symbolisé par la figure exemplaire de Pasteur, où l’éradication des maladies, microbes et épidémies est le corollaire du progrès, tous ceux qui menacent la santé du corps social passent pour être des foyers infectieux dont il faut par conséquent se prémunir.

De nouvelles instructions adoptées en 1926 prévoiront des dispositions spécifiques à l’encontre des nomades de nationalité étrangère. Contraints d’acquitter une taxe pour la délivrance et le renouvellement du carnet, ils devront aussi procéder à son remplacement dans les deux ans.

Le carnet collectif

Dans sa volonté de contrôle, cette législation ne se limite pas cependant à la seule imposition du carnet anthropométrique d’identité. Les nomades français et étrangers voyageant en « bandes », c’est-à-dire en groupe ou en famille, doivent aussi se munir d’un carnet collectif. Porteur de ce carnet, le chef de famille en est le responsable légal.

Carnet collectif de la famille G., délivré par la préfecture de Haute-Garonne en 1932. (3)Carnet collectif de la famille G., délivré par la préfecture de Haute-Garonne en 1932. (3)© Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Marseille, 142 W 89/1.

La première page du document le concerne. Les indications qui s’y trouvent sont comparables à celles contenues dans le carnet individuel, à ceci près que le signalement descriptif est moins fourni. En plus du cadre consacré aux « marques particulières » (tatouages, cicatrices, grains de beauté, etc.), il y a une rubrique qui renferme divers renseignements sur l’identité des autres personnes. Chaque modification apportée à la constitution de la famille doit être enregistrée et visée par un officier de l’état-civil. À la deuxième page, sont mentionnés les liens qui rattachent les membres du groupe au « chef de famille ». Ils peuvent être familiaux, professionnels ou autres. Viennent ensuite l’état-civil de chacun d’eux, qui authentifie ce lien, et son « signalement ». Un encadrement supplémentaire est institué pour recevoir les empreintes digitales des enfants de moins de treize ans. Tous les actes de naissance, de mariage ou de décès qui interviendront ultérieurement devront être indiqués sur le carnet collectif. De même, toute information relative à un nouveau membre qui s’adjoint ou quitte le groupe doit y figurer.

L’article 4 renforce, quant à lui, la visibilité des mesures de surveillance administrative et policière. Un signe ostentatoire est imposé aux nomades : leurs véhicules de toute nature seront munis à l’arrière d’une plaque de contrôle spécial. Chaque plaque, ornée d’un numéro individuel, revêt le titre de la loi du 16 juillet 1912. Ce dispositif vise à faciliter le repérage des nomades par les autorités. Il sert à les rendre visibles et à les identifier de manière certaine au travers de leur véhicule.

La description des « voitures employées » est l’objet d’une attention particulière au sein du carnet collectif, comme sur le carnet anthropométrique d’identité, qui y fait référence sous l’intitulé « nomades voyageant en voiture isolément ». Dans cette rubrique, il doit être relevé le type de voiture utilisé et son aspect extérieur, mais également les diverses ouvertures. Après quoi, un examen mécanique est réclamé : sur les roues, le type de ressorts, les essieux, les freins, l’attelage, la peinture et le mode de traction. Conjointement, une description intérieure sera effectuée par les forces de l’ordre qui fera état des spécificités éventuelles du véhicule.

De plus, à chaque déclaration ou délivrance de ces papiers d’identité correspond un « double » administratif, soit une notice individuelle (avec photographies pour les enfants de cinq à treize ans), soit une notice collective –conservées par les préfectures et les sous-préfectures qui les classent dans des fichiers. Un exemplaire est envoyé à la Direction de la sûreté générale du ministère de l’intérieur. Enfin, en application de la circulaire du 12 octobre 1920, l’administration crée un « registre à feuillets mobiles », c’est-à-dire un véritable répertoire chronologique et alphabétique recueillant les noms et numéros des carnets, les lieux de provenance et de destination, la date et l’heure du passage des (ou du) nomade(s). Sa tenue incombe à la même autorité qui vise les carnets anthropométriques : commissaire de police, commandant de brigade de gendarmerie ou maires. Selon les directives du ministère de l’Intérieur, il s’agissait de combler un certain laxisme car « jusqu’à présent les autorités qui visaient les carnets de nomades ne prenaient pas note du stationnement ou du passage de ces individus ». Les feuillets mobiles sont utilisés pour pallier cette insuffisance et sont destinés « à faciliter la découverte des nomades recherchés pour crimes et délits ».
Le recours à des procédures et pratiques d’identification rationalisées et de plus en plus contraignantes permet de comprendre la logique d’exclusion ainsi mise en œuvre. Cela va, dans le cadre du dispositif juridique adopté sur les professions ambulantes, du « simple » récépissé de déclaration (délivré au marchand ambulant) à l’encartement anthropométrique du nomade selon la « méthode Bertillon ». Ce procédé assimile les Tsiganes itinérants à une population perçue et construite comme délinquante, criminelle, qu’il s’agit donc d’identifier et de contrôler étroitement dans le but clairement avoué « d’obliger les nomades à se fixer ».

Des incidences dramatiques
 
La loi de 1912, qui paradoxalement renforça l’identité collective bohémienne en obligeant les familles à voyager ensemble, eut indirectement des incidences graves sur le sort des Tsiganes en France. Durant la Grande Guerre, les Tsiganes alsaciens-lorrains dotés de carnets anthropométriques, ceux qui avaient opté pour la France après la capitulation de 1871, furent arrêtés et dirigés avec d’autres nomades évacués de la zone du front vers les dépôts surveillés de l’Ouest et du Midi. L’internement des « Romanichels » dura toute la guerre, et au-delà. Vingt ans plus tard, ou presque, la République finissante décréta, le 6 avril 1940, l’assignation à résidence de tous les nomades définis d’après l’article 3 de la loi du 16 juillet 1912, au motif que leur circulation constituait « pour la défense nationale et la sauvegarde du secret un danger qui doit être écarté ». Une partie de ceux-ci, environ cinq mille personnes, hommes, femmes et enfants, à la suite d’une décision de l’occupant allemand, aboutit en zone nord dans des camps gérés par Vichy (qui créa les camps pour nomades de Lannemezan et de Saliers en zone sud). Certains d’entre eux, déportés de Poitiers et de la région du Nord-Pas-de-Calais, moururent en Allemagne. On pouvait escompter, au lendemain de la libération, que la persécution des Tsiganes aurait incité le Gouvernement provisoire de la République française à mener une politique plus compréhensive à leur égard. Il n’en a rien été. Les derniers Tsiganes internés furent libérés du camp d’Angoulême en mai 1946, tandis que le régime administratif des « Nomades » resta longtemps encore maintenu. Conçu comme un instrument d’ostracisme à caractère discriminatoire, ce régime n’allait être abrogé qu’en 1969. Le « livret ou carnet de circulation », visé chaque mois puis trimestriellement par un commissaire de police ou un commandant de gendarmerie, se substitua alors aux carnets anthropométriques. La nouvelle législation, qui est toujours en vigueur pour les « gens du voyage », contribuera de la même façon à traiter les Tsiganes français comme des « gens à part », à jeter le discrédit sur eux, en limitant leurs droits civils et politiques synonymes d’appartenance à la citoyenneté nationale.

(1) Emmanuel Filhol est également co-auteur, avec Marie-Christine Hubert, de livre intitulé Les Tsiganes en France : un sort à part (1939-1946), Préface par Henriette Asséo, Paris, Perrin, 2009. Son prochain ouvrage, Le Contrôle des Tsiganes en France 1912-1969, paraîtra chez Karthala en novembre 2012.
(2) Une exposition, « Django Reinhardt Swing Paris », présentée à la Cité de la Musique (du 6 octobre 2012 au 20 janvier 2013), rendra hommage à ce fameux guitariste manouche. Signalons, par la même occasion, au sujet de la représentation du Bohémien dans l’art, l’exposition à venir « Bohèmes. De Léonard de Vinci à Picasso » organisée au Grand Palais en automne 2012.

(3) Ce carnet collectif a été retrouvé dans les archives du camp d'internement de Saliers (Bouches-du-Rhône, 1941-1944).


Illustration : comm‑moration.jpg

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