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Lecture d'été : Les classes en soi, repérables objectivement, forment-elles des classes pour soi ?


Bonnes feuilles : Les nouveaux prolétaires, de Sarah Abdelnour (Contretemps)


Chapitre 3 : Les nouveaux prolétaires, une nouvelle classe sociale ?

Comme l’indique Louis Chauvel, « dans les démocraties développées, la disparition de classes sociales semblerait un acquis et une évidence sur laquelle il est incongru de revenir » (2001, p. 79). Se sont en effet multipliés, à partir des années 1980, les discours politiques, médiatiques mais aussi sociologiques qui prédisaient, voire relataient, la disparition des classes sociales et l’avènement d’une « société des individus ». Chauvel et un certain nombre de chercheurs s’accordent toutefois pour nuancer ce postulat, en raison de « la persistance d’inégalités structurées, liées à des positions hiérarchiquement constituées et porteuses de conflits d’intérêts dans le système productif » (ibid., p. 316). 

Il semble en effet que des classes se maintiennent sur le papier, mais forment-elles pour autant des collectifs capables de se mobiliser pour défendre leur cause ? Les classes en soi, repérables objectivement, forment-elles des classes pour soi ?

La première faille du potentiel contestataire des nouveaux prolétaires réside dans l’affaiblissement de la critique et le fatalisme dominant diagnostiqués par Boltanski et Chiapello. Selon ces derniers, à la faveur de l’essor du nouvel esprit du capitalisme qui inspire la « cité par projet », les discours critiques ont nettement reculé. Ceux-ci sont de deux ordres : la critique artiste, d’une part, qui « met en avant la perte du sens, et particulièrement la perte du sens du beau et du grand, qui découle de la standardisation et de la marchandisation généralisée […] et insiste sur la volonté objective du capitalisme et de la société bourgeoise d’enrégimenter, de dominer, de soumettre les hommes à un travail prescrit, dans le but du profit mais en invoquant hypocritement la morale, à laquelle elle oppose la liberté de l’artiste » ; la critique sociale, d’autre part, qui puise aux deux sources d’indignation que sont « l’égoïsme des intérêts particuliers dans la société bourgeoise et la misère croissante des classes populaires dans une société aux richesses sans précédent, mystère qui trouvera son explication dans les théories de l’exploitation » (Boltanski et Chiapello 1999, p. 84). Malgré l’affaiblissement de ces deux critiques (qui avaient exceptionnellement convergé en mai 68), la conflictualité sociale n’a toutefois pas disparu, comme le prouvent les grèves et manifestations qui continuent de perler au fil de l’actualité. Il s’agit alors de s’intéresser, au-delà de l’éclatement politique des classes populaires, aux groupes sociaux qui se mobilisent, aux ressources dont ils disposent et aux contraintes auxquelles ils font face, afin de cerner le potentiel contestataire des nouveaux prolétaires.

a) L’éclatement politique des classes populaires

Le marxisme a nettement perdu de sa prégnance depuis les années 1970, que ce soit auprès des classes populaires ou de manière plus diffuse dans « l’idéologie dominante ». Et avec lui le sentiment d’appartenir à une classe sociale. Les sondages sur cette question indiquent un pic de conscience de classe dans les années 1970, et un recul depuis lors. Deux limites de ce résultat sont cependant à relever. D’une part, les taux ne varient pas de manière si forte, passant de 68% au maximum à 57 % au minimum de personnes interrogées qui déclarent avoir le sentiment d’appartenir à une classe sociale. D’autre part, il s’agit de sondages en questions fermées, et l’usage du terme de classe dans la question inhibe probablement des réponses, du fait du recul du communisme auquel cette notion est associée).

L’encadrement politique des classes populaires, et notamment des travailleurs, a néanmoins connu un affaiblissement certain. On peut noter deux indices forts de cette évolution : le recul des syndicats et le brouillage du vote populaire. Les syndicats, autorisés en France en 1884, ont joué un rôle majeur dans l’histoire du mouvement ouvrier. Comme l’indique Baptiste Giraud, « une fois légalisées et leur implantation consolidée, les organisations syndicales agissent comme des instances de transmission de savoir-faire militants et d’unification des luttes dans le monde ouvrier en formation » (Giraud 2010, p. 6). Or le recul des syndicats est net, même si la France n’a jamais été un pays de syndicalisme de masse. En 1949, entre un quart et un tiers des salariés étaient syndiqués. Ce chiffre a été divisé par quatre depuis, passant sous la barre des 10 % dans les années 1980, et se maintenant depuis aux environs de 8 % (Amossé et Pignoni 2006). Si les premiers reculs des adhésions accompagnent plutôt un essor de l’implantation et des victoires syndicales (la France est l’un des pays où les salariés sont les mieux protégés par des conventions collectives), la poursuite du mouvement signe un changement du rapport de force. La montée du chômage et les restructurations industrielles ont eu raison de nombreux bastions syndicaux. Les syndiqués ont alors changé de profil et sont désormais plus nombreux dans le public que dans le privé, et plus nombreux parmi les cadres que parmi les ouvriers (leurs syndicats ne sont toutefois que peu comparables). Les syndicats ont plus de mal à s’implanter dans les services, et cela notamment en raison de la précarité des emplois et de l’absence de tradition et de socialisation politico-syndicale des travailleurs. Comme l’indiquent Amossé et Pignoni, « les formes d’emploi flexibles sont de fait un obstacle à la participation syndicale : seuls 2,4 % des salariés en CDD ou en intérim et 6,1 % des salariés en CDI à temps partiel sont syndiqués contre 9,4 % pour les salariés en CDI à temps complet » (ibid., p 7). Le recul est donc net et peut laisser craindre une absence de transmission des pratiques. La baisse des adhésions ne doit toutefois pas masquer la bonne implantation institutionnelle des syndicats, ainsi que le relatif maintien des taux de participation aux élections professionnelles (65,7 % en 2004).

Le recul des syndicats est allé de pair avec celui du Parti communiste, passant d’environ 25 % des voix aux divers suffrages de 1946 à 1978, puis oscillant entre 10 et 15 % des suffrages dans les années 1980, avant de passer sous la barre des 10 % pour connaître le score de 3,37 % à la présidentielle de 2002 et même de 1,93 % en 2007. Cette chute est liée à une relative dislocation de l’identité politique des ouvriers et à la dissociation grandissante entre appartenance objective au groupe ouvrier, revendication de cette appartenance, positionnement déclaré à gauche et vote à gauche. Bien sûr, le vote ouvrier n’a jamais été unanime ni unanimement à gauche. A cet égard, nous suivons la formule de Roger Cornu selon laquelle « la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été » (1995). Ainsi que le rappellent Guy Michelat et Michel Simon (2004), si en 1978, 64 % des ouvriers fils d’ouvriers et s’identifiant comme appartenant à la classe ouvrière votent à gauche (36 % pour le PC et 25 % pour le PS), il n’en demeure pas moins que 15 % s’abstiennent et 21 % votent à droite. Il ne faut donc pas mythifier l’unité de la classe ouvrière afin de pouvoir mieux appréhender les métamorphoses du vote ouvrier, essentiellement au nombre de trois : un profond affaiblissement du vote à gauche, une progression continue de l’abstention et l’émergence durable d’un vote Front national élevé. Les auteurs identifient plusieurs causes à ces évolutions, telles que le délitement des identités classistes, et en réfutent d’autres, telles que la dépolitisation des ouvriers ou encore la perte de sens du clivage droite/gauche. Plus fondamentalement, ils insistent sur la détérioration profonde du rapport des ouvriers à l’espace politique, sur fond de défiance vis-à-vis des institutions et d’une impossibilité de se reconnaître dans un personnel politique qui s’est fortement embourgeoisé.

Le vote FN des ouvriers fait toutefois l’objet de fantasmes qu’il est nécessaire de déconstruire. Comme le rappelle Annie Collovald (2004), le premier parti des électeurs populaires n’est pas le Front national mais l’abstention. En outre, le vote ouvrier pour le FN est un report du vote ouvrier de droite, et non du vote communiste. Il résulte de la conjonction du chômage et d’inquiétudes sur l’avenir, ainsi que de la désignation des immigrés comme responsables de cette situation. Schwartz décrit ce changement de représentation au sein des classes populaires comme le passage d’un schéma binaire, opposant le haut et le bas de la hiérarchie sociale, à un schéma triangulaire : « c’est l’idée qu’il y a le haut, le bas, et “nous”, coincés entre les deux. Le haut, ce sont les mêmes que tout à l’heure [les dirigeants, les gouvernants, les puissants]. Le bas, ce sont les familles pauvres qui profitent de l’assistance, les immigrés qui ne veulent pas “s’intégrer”, les jeunes qui font partie de la racaille. Et “nous”, finalement, on est lésé à la fois par rapport aux uns et par rapport aux autres » (Collovald et Schwartz 2006). Le vote ouvrier ne peut ainsi dans son ensemble être compris que si on le rapporte au contexte de socialisation politique mais aussi économique de ce groupe social. Les dynamiques de fragmentation mais aussi de précarisation des travailleurs permettent alors de mieux saisir le refus d’identification au monde ouvrier, surtout chez les jeunes, et le manque d’unité du groupe. Des mobilisations sont-elles possibles malgré ce contexte défavorable ? Et si oui, sous quel étendard ?

b) Le maintien des luttes sociales au travail

Pour Collovald, « les groupes populaires ont bien une culture politique dont la double particularité est de balancer toujours entre acceptation de la domination et rébellion contre elle » (ibid.). Cette acceptation de la domination est une réalité analytique relativement nouvelle, portée par les héritiers plus ou moins critiques de Marx. Bourdieu se déclare ainsi en « rupture avec la théorie marxiste », au sens où il veut rompre « avec l’illusion intellectualiste qui porte à considérer la classe théorique, construite par le savant, comme une classe réelle » (1984, p. 3). Il s’agit de prendre en compte le pouvoir de domination symbolique des classes dominantes, leur capacité à produire une « idéologie dominante », cet ensemble de discours et de représentations par lesquels les dominants justifient leur pouvoir. Ainsi, pour Bourdieu, « les catégories de perception du monde social sont, pour l’essentiel, le produit de l’incorporation des structures objectives de l’espace social. En conséquence, elles inclinent les agents à prendre le monde social tel qu’il est, à l’accepter comme allant de soi, plutôt qu’à se rebeller contre lui, à lui opposer des possibles différents, voire antagonistes » (ibid., p. 5). Les classes populaires voient donc leur conscience de classe confrontée à un obstacle de taille : celui du fatalisme issu du discours des classes dominantes. En l’occurrence, les nouveaux prolétaires pourront incorporer les discours les renvoyant à leur échec scolaire, à leur manque de motivation ou encore à leur position d’assistés. Si l’on peut dans cette perspective mieux comprendre la difficulté d’émergence des luttes sociales, difficile ne signifie pas impossible et les conditions demeurent régulièrement réunies pour que des mobilisations collectives se mettent en place, et que se jouent ponctuellement des épisodes de la lutte des classes.

Les conflits du travail, dans leur versant devenu désormais traditionnel, et notamment sous la forme des grèves, n’ont pas disparu. Ils ont reculé depuis le pic de 1968, comme l’illustre l’évolution du nombre de jours de grève annuels recensés par l’administration du travail dans le secteur marchand : de plus de 2 millions à la fin des années 1970, il passe à un nombre oscillant entre 200 000 et 600 000 au début des années 2000. Cette évolution n’est pour autant pas linéaire et ne doit pas masquer la permanence de grands épisodes de luttes sociales ces dernières années, comme le mouvement de l’hiver 1995 contre le plan Juppé sur les retraites et la sécurité sociale, mais aussi plus récemment les grèves qui ont marqué 2003, 2006, 2009 et 2010. Le recul des grèves est la conséquence de la dégradation de l’emploi puisque symétriquement, le syndicalisme s’était développé historiquement là où l’emploi était le mieux protégé. Stéphane Sirot (2002) décrit ainsi les « trois âges de la grève », au cours desquels la grève passe de fait coupable et marginal (1789-1864) à une relative banalisation et intégration (1864-1945) avant de devenir un fait institutionnel depuis lors, et cela particulièrement dans le secteur public. Il constate également le moindre recours à la grève depuis les années 1970, lié à la désindustrialisation, ainsi qu’à la judiciarisation des relations de travail et à l’individualisation de la gestion de la main-d’œuvre. Si les journées de grève recensées diminuent fortement, les conflits restent nombreux, prenant des formes nouvelles au gré des contraintes rencontrées. Il y a d’abord les conflits les plus médiatisés, ceux qui, en général à l’occasion de la fermeture d’un site, s’accompagnent de formes d’action spectaculaires et donc plus visibles (comme les séquestrations de cadres dirigeants). Mais il y a aussi « le maintien d’une conflictualité plus ordinaire dans le secteur privé [qui] épouse des formes diversifiées, allant de pratiques de résistance plus individuelles et d’attitudes de retrait vis-à-vis du travail (le sabotage, le freinage, l’absentéisme, le refus des heures supplémentaires…) à des modes de protestation plus “explicites”, organisés et collectifs (la pétition, le rassemblement, la manifestation ou encore les délégations auprès de l’employeur) » (Giraud 2010, p. 9). Les sociologues Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse défendent même dans un article de 2009 l’idée d’une résurgence des conflits sociaux. Se basant sur une enquête statistique du ministère du Travail auprès de 3 000 entreprises et prenant en compte toutes les formes d’action collective (grèves, mais aussi débrayages et refus d’heures supplémentaires), ils repèrent plutôt un regain des conflits sociaux depuis la fin des années 1990. Contrairement aux idées reçues, ces conflits n’ont pas déserté le monde industriel, ils restent centrés sur les salaires et non pas seulement sur le maintien des emplois, et prennent encore la forme de luttes syndicales.

Les travaux sociologiques s’accordent pour établir que les actions collectives nécessitent des ressources pour se mettre en place. Le mécontentement ne suffit pas à les expliquer, il faut aussi pouvoir mettre en mots ce mécontentement, s’unir autour d’une cause et s’organiser matériellement pour la défendre. C’est ce qui explique l’inégale répartition des luttes sociales entre secteurs (public plus que privé, industrie plus que commerce et construction) et selon l’âge et le statut des travailleurs. La précarité de ces derniers engendre une série d’obstacles à la mobilisation collective, puisque comme l’indique Bourdieu, elle « produit des effets toujours à peu près identiques, qui deviennent particulièrement visibles dans le cas extrême des chômeurs : la déstructuration de l’existence, privée entre autres choses de ses structures temporelles, et la dégradation de tout le rapport au monde, au temps, à l’espace qui s’ensuit. La précarité affecte profondément celui ou celle qui la subit ; en rendant tout l’avenir incertain, elle interdit toute anticipation rationnelle et, en particulier, ce minimum de croyance et d’espérance en l’avenir qu’il faut pour pouvoir se révolter, surtout collectivement, contre le présent, même le plus intolérable » (Bourdieu 1998, p. 95-96).

Pourtant, les chômeurs et les précaires parviennent épisodiquement à se mobiliser, comme ce fut le cas pour les premiers à l’hiver 1997-1998 (Maurer et Pierru 2001) ou pour les seconds dans des conflits du travail récurrents dans des fast-foods (Cartron 2005), parmi les femmes de ménages de grands groupes hôteliers, ou encore parmi les vendeurs de grandes enseignes de la distribution culturelle. Ces « mobilisations improbables » (Mathieu 2007) ou ces « miracles sociaux » selon Bourdieu, ont toujours nécessité un travail de retournement du stigmate1 négatif apposé aux précaires. Annie Collovald et Lilian Mathieu (2009) ont étudié le cas d’une mobilisation dans la grande distribution culturelle, parmi des travailleurs instables, flexibles, jeunes, mais aussi diplômés. Leur capital militant était très variable et plutôt faible, et le secteur peu encadré syndicalement. Pourtant, des luttes se sont organisées à la faveur de plusieurs phénomènes : un sentiment de déclassement de ces « dominés aux études longues » pour qui le petit job est devenu avec déception le cœur de la vraie vie professionnelle, une découverte du militantisme notamment via des relations amicales, qui a parfois compensé la dimension routinière et commerciale de leur travail, et qui a ainsi pu générer des forts investissements.

Les syndicats, bien que parfois très peu implantés, continuent de jouer un rôle structurant dans ces conflits : dans la transformation d’un conflit local en cause fédératrice, dans la transmission de savoir-faire, mais aussi par les ressources dont ils disposent et par la protection qu’ils dispensent à ces travailleurs fragiles. Toutefois, à la faveur de leur affaiblissement, se sont développées des critiques des syndicats, accusés de bureaucratisme, d’inefficacité et d’obsolescence. Ces discours ont tendance à valoriser des formes d’organisation réputées plus souples et plus démocratiques telles que les coordinations, et sont portées le plus souvent par des militants de ce type de structures. C’est notamment le cas de la Coordination des intermittents et précaires (CIP) d’Île-de-France lors du conflit des intermittents en 2003, ou encore des divers collectifs et coordinations lors des conflits de précaires. Ces structures se construisent dans une logique de distinction à l’égard du militantisme syndical, de sa hiérarchisation, de son manque d’autonomie et de sa lourdeur. L’étude de plusieurs actions collectives (Abdelnour et al. 2009) montre toutefois qu’il s’agit de structures fragiles, peu à même de remplacer les ressources des syndicats dans la mise en place de conflits et de protections des salariés. De surcroît, les coordinations sont gérées par des « virtuoses du militantisme » qui accaparent les pratiques les plus visibles et valorisantes et défendent une « cause de l’intermittence » à laquelle sont loin d’adhérer tous les précaires qu’ils sont censés représenter.

Les enjeux de structuration de ces mouvements posent la question de la cause à défendre et du groupe social à mobiliser. L’étendard de « précaires » détient une certaine capacité de fédération des luttes, notamment en raison de la plasticité du label (Boumaza et Pierru 2007). Il permettrait ainsi de rassembler les travailleurs soumis à des conditions de travail pénibles et des conditions d’emploi incertaines, mais aussi les chômeurs ou encore des populations se vivant comme marginales par rapport à la société de travail. Mais cette fédération reste plus une construction virtuelle de chercheur ou de militant qu’une réalité sociale. Les luttes sociales supposent en effet un retournement du stigmate, et s’appuient dès lors sur une forme positive d’identité sociale et professionnelle, ce qui revient à segmenter de nouveau les travailleurs. Ainsi, les vendeurs de la grande distribution culturelle défendent une certaine conception de leur métier et des compétences qu’il exige quand ils se mobilisent, ce qui les éloigne précisément de la figure anomique du précaire comme travailleur sans qualification et par conséquent interchangeable. De même, lors de la grève de la Fnac des Champs Élysées en 2002, une action a été menée par les syndicats à l’échelle des Champs Élysées, rebaptisés alors « avenue de la précarité ». Mais l’action n’a eu que peu d’écho parmi les salariés. Il apparaît de fait difficile de fédérer les intérêts d’une multiplicité de salariés autour du seul label, qui reste essentiellement négatif, de précaire. En témoignent ces propos, recueillis lors d’un entretien auprès d’un vendeur de la Fnac : « quand on s’est retrouvé confronté aux gens de McDo, de Séphora, de Pomme de pain, j’ai été super choqué, je me suis dit “merde, on fait exactement le même boulot”, alors que la Fnac est censée vendre des produits culturels. On ne devrait pas avoir les mêmes problèmes genre “on bosse comme des chiens de telle heure à telle heure, et en plus, on est payé une misère, et on nous regarde comme de la merde” » (Abdelnour 2005). L’identité de précaire, qui reste essentiellement négative, n’est manifestement pas porteuse à elle seule d’un renouveau des luttes sociales.

c) Les révoltes des sous-prolétaires

Les nouveaux prolétaires étant également à chercher du côté des marges de la société de travail, l’exclusion n’étant qu’une des formes de la domination, il faut aussi étudier les luttes sociales qui prennent place dans ces marges. On s’éloigne alors des conflits du travail, désormais institutionnalisés, pour regarder du côté des mouvements de « sans » comme on a pu les désigner, les sans travail, sans logement et plus globalement les sans avenir. Deux cas paraissent emblématiques : le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-98, et les émeutes des zones périurbaines défavorisées.

Le premier cas a été étudié par Emmanuel Pierru et Sophie Maurer (2001), qui ont analysé avec précision ce « miracle social », fait de la conjonction de structures, de mots d’ordre et d’acteurs particulièrement hétérogènes. Les auteurs tentent de se départir de « l’oscillation permanente de l’analyse entre, d’un côté, une représentation misérabiliste qui, en ne faisant que déplorer tous les manques ou “handicaps” des chômeurs, ignore la multiplicité des processus identitaires qui conduisent certains d’entre eux, pour des raisons diverses, à s’engager dans des actions collectives ; et de l’autre, une représentation plus ou moins teintée de populisme – et généralement véhiculée par les agents mobilisés eux-mêmes – qui, en hypostasiant les capacités prétendument subversives des chômeurs, manque le caractère extrêmement fragile de leurs mobilisations » (p. 406). Ils indiquent comment cette constellation d’actions locales a pu prendre la forme d’un véritable mouvement, se ménageant alors un accès aux lieux de pouvoir. Cela tient, du côté de l’offre, à la constitution de plusieurs réseaux associatifs autour de la question du chômage ou des chômeurs, investis par des dissidents des syndicats. Ces réseaux ont convergé sur des mots d’ordre communs, entraînant ainsi une visibilité soudaine qui n’a pas échappé aux médias. Les logiques de l’engagement sont particulièrement hétérogènes : d’un côté, des militants plus ou moins politisés, qu’il s’agisse d’anciens ouvriers syndiqués, de jeunes engagés ou encore de novices mais familiers de l’engagement politique ; de l’autre, des chômeurs plus désaffiliés et qui ont trouvé dans la mobilisation soit un moyen de se resocialiser, soit une tribune pour exprimer sa colère. Ce mouvement, de même que les ressources sur lesquelles il s’est appuyé, n’étaient pas vraiment prévisibles. Son retour au silence l’était peut-être davantage, même si le retour d’un contexte favorable est tout à fait possible, puisque ce type de mouvements reste marqué par des failles profondes : « fragilité du travail politique de construction de la cause qui parvient, par un coup de force symbolique, à produire, entretenir et diffuser, la croyance en l’existence d’un groupe pourtant hautement instable, mais aussi fragilité interne de la cause dont la publicisation et la politisation restent extrêmement dépendantes des luttes symboliques internes et surtout externes » (p. 374).

Quand la désaffiliation est forte et que la colère sociale n’est plus prise en charge par des entrepreneurs de cause, la lutte sociale peut tourner à l’émeute. Ces mouvements, particulièrement stigmatisés dans l’opinion publique et médiatique comme des débordements incontrôlables de jeunes, sont bien entendu des symptômes aigus de crise sociale. Beaud et Pialoux, étudiant une émeute urbaine à Montbéliard en 2000, ont cerné ce qu’ils appellent « l’en deçà des émeutes urbaines : en premier lieu, la manière dont s’est désagrégé le groupe ouvrier – “groupe” qui structurait et agrégeait autour de lui (et autour de ses acquis et valeurs, de ses représentants syndicaux et politiques) les autres fractions des classes populaires – la manière dont il a éclaté dans l’espace géographique et dont les lieux de relégation spatiale se sont construits et “durcis” » (Beaud et Pialoux 2002, p. 217). Pour les auteurs, le chômage et la précarité de ces jeunes ne constituent pas qu’une toile de fond mais sont intimement mêlés à ces mouvements de révolte, en tant qu’ils ont structuré au cours du temps les « personnalités sociales de ces jeunes des cités » et la manière dont ils anticipent leur destin social. Il faut donc bien se garder de faire une lecture de ces mouvements en termes moraux, en rejetant notamment la faute sur les familles, voire sur l’origine et la religion de ces jeunes, et prendre en compte au contraire le poids de l’expérience continue du chômage et de la domination au travail, vécue génération après génération dans des quartiers de relégation fuis par les classes moyennes.

Cette colère sociale, qui trouvait encore dans les années 1980 des modes d’expression politiques, se manifeste aujourd’hui plus de manière plus violente et moins encadrée politiquement. C’est ce que montrent Stéphane Beaud et Olivier Masclet (2006) au moyen d’une comparaison de deux générations sociales d’enfants d’immigrés, incarnées l’une par les participants à la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, et l’autre par les émeutiers de 2005. L’écart entre ces modes de protestation est dû selon eux aux transformations du contexte socio-politique caractérisé désormais par « un ensemble de fractures : économiques (exclusion durable du marché du travail ou relégation sur ses marges à travers les emplois aidés) ; urbaines (paupérisation et ghettoïsation des quartiers d’habitat social) ; politiques (déficit durable de représentation politique qui se traduit par un fort absentéisme électoral et un rejet croissant de la gauche politique) » (p. 812) Les violences urbaines sont donc bien avant tout le fait des victimes des violences sociales.

Article sur le site de Contretemps pour, en particulier, la bibliographie proposée.


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