L'histoire ne se répète pas mais le fil rouge de la révolution, cassé parfois tragiquement, parvient cependant, tant bien que mal, à se renouer. L'actuelle grande mobilisation des mineurs des Asturies contre le plan d'austérité du gouvernement semble retrouver le fil de la révolution de 1934, qui éclata dans cette région, par-delà une dictature terroriste et une démocratie dominée par le syndrome de la bien nommée Transition et faisant payer au centième sur le plan social le gain politique de la fin du franquisme. Retour sur cette belle mais tragique histoire du mouvement ouvrier de l'Etat espagnol qui doit servir à éclairer le présent sans pour autant faire oublier que la défaite de 1934 comme celle de 1936-39 ont remodelé durablement les rapports de force sociaux et politiques dans une société qui, par ailleurs, n'a plus grand chose à voir avec cette époque passée.
Les événements de l’Octobre asturien ont été précédés
par une période de près d’une année de lutte des classes exacerbée.
Rappelons que, sur le plan international, 1933 correspond à l’ascension
d’Hitler au pouvoir en Allemagne et la répression du mouvement ouvrier
autrichien qui culmine avec l’écrasement de l’insurrection de Vienne
dirigée par les sociaux-démocrates. Ces deux défaites ont
eu un impact profond sur le mouvement ouvrier européen et sur ses
organisations, y compris en Espagne comme nous le verrons.
1933-1934: Offensive de la réaction
Pendant
l’été 1933, la crise économique qui frappe l’Etat espagnol connaît une
nouvelle aggravation. Le gouvernement républicain-socialiste entame
quant à lui le compte-à-rebours de son existence après avoir frustré les
espérances des masses pendant deux ans. C’est cette frustration qui a
permis la victoire électorale de la CEDA (1) le 19 novembre 1933 au
cours d’élections qui ont connu un taux d’abstention de 32%, en grande
partie à l’appel de la CNT (2). La déroute électorale de la gauche
représente le point de départ d’une nouvelle étape au cours de laquelle
la bourgeoisie va se consacrer à éliminer, une par une, toutes les
conquêtes partielles obtenues par les travailleurs pendant les deux
premières années du régime républicain. A partir de décembre 1933, alors
que les forces de l’ordre répriment avec brutalité les travailleurs, le
nouveau gouvernement de droite se montre par contre largement permissif
face aux agressions des forces fascistes, en plein développement,
allant même jusqu’à amnistier le général Sanrurjo et d’autres officiers
qui avaient tenté un coup d’Etat (déjà!) contre le gouvernement
socialiste républicain précédent.
L’un des
objectifs prioritaires de la droite est de liquider la timide réforme
agraire entamée par le gouvernement républicain. C’est chose faite au
cours de l’hiver 1933 et du printemps 1934 grâce à sa majorité
parlementaire. Cette liquidation impliquait, entre autres, l’expulsion
de 28.000 familles de paysans pauvres de leurs terres récemment
acquises.
Ce gouvernement réactionnaire
était principalement constitué par les ministres du parti radical
bourgeois de Lerroux. N’y participent donc pas directement les
représentants de la CEDA. Ce n’est que le 4 octobre 1934, après la crise
du gouvernement Samper, que trois membres de la CEDA entrent dans le
cabinet ministériel. Cette entrée est le détonateur de l’Octobre 34; la
CEDA était l’aile la plus réactionnaire de la classe dominante, elle
représentait alors la contre-révolution pure et dure et défendait sans
masque les intérêts des grands propriétaires terriens. Tout cela, les
travailleurs le savaient parfaitement et ils assimilaient un possible
gouvernement CEDA avec la fin de la République et l’instauration d’un
régime similaire à celui que subissaient les peuples allemand et
autrichien.
Croissance de la lutte
Les
mois qui précèdent la révolution asturienne connaissent, en réaction
aux attaques gouvernementales que nous avons évoquées, d’importantes
mobilisations ouvrières. Tout au long de l’année 1933 il y a eu 1.127
grèves. Paradoxalement, ce chiffre tombe à 594 en 1934, l’année des
luttes les plus intenses (3). Mais le paradoxe n’est qu’apparent car le
nombre total de grévistes n’a pas diminué pour autant: il est passé de
843.303 en 1933 à 741.848 en 1934. Cette année-là les conflits se sont
déplacés vers des entreprises et des secteurs comptant sur une plus
grande concentration ouvrière. De plus, les chiffres de 1934 ne
reprennent pas ceux relatifs à la participation ouvrière dans les
journées d’octobre, ni ceux de la grève générale paysanne de juin, ni
enfin, ceux des grèves ayant “de clairs objectifs politiques”.
Dès
le 8 décembre 1933, une insurrection anarchiste a eu lieu dans l’Aragon
et la région de Rioja ainsi que dans quelques localités isolées
d’Extrémadure et de Catalogne. Ces insurrections, conçues selon la
stratégie des desesperados de la FAI (4) ont été rapidement écrasées et
ont représenté un coup très dur pour la Confédération anarchiste(CNT).
Au Pays-Basque, plusieurs grèves sont déclenchées le 20 janvier et le 13
février 1934 pour empêcher la tenue de meetings de la droite et pour
protester contre la répression gouvernementale. A partir du 5 avril, la
grève générale touche Saragosse tandis que Madrid connaît des grèves
dans la métallurgie et une grève générale le 22 avril en protestation
contre un rassemblement des JAP (les jeunesses de la CEDA, de caractère
clérical-fasciste) à l’Escurial. Le 30 août, toujours à Madrid,
l’assassinat du jeune militant communiste Joaquin Grado provoque une
manifestation de près de 70.000 personnes. Finalement, les 8 et 9
septembre, à Madrid et dans les Asturies se développent des grèves
générales en réponse à la marche des grands propriétaires terriens
catalans sur la capitale appelée par la CEDA ainsi que contre la
tentative avortée d’une concentration des JAP à Covadonga (Asturies).
Il
est important de souligner l’attitude des travailleurs agricoles dans
ce contexte car la question paysanne a été non seulement l’une des clés
de la déroute de la révolution espagnole en général, mais également dans
la défaite de l’insurrection d’octobre 34. Au printemps 1934, la
Fédération Nationale des Travailleurs de la Terre (affiliée au syndicat
socialiste UGT) de Tolède propose une grève durant la période de récolte
si le patronat ne réagit pas face au chômage agricole. La proposition
de Tolède est reprise par la direction nationale de la Fédération qui y
ajoute une plateforme de cinq points. Mais lorsque la direction de
l’UGT, contrôlée par le leader socialiste Largo Caballero, donne son
accord à la grève, elle se refuse à organiser la solidarité, sous le
prétexte que ce type “d’escarmouches” ne fait qu’affaiblir les forces du
mouvement ouvrier en vue de la future insurrection.
Malgré
ces réticences, la Fédération des Travailleurs de la Terre décrète
finalement la grève générale paysanne qui est amplement suivie en
Castille et en Andalousie où elle se prolonge même quinze jours de
plus. Les paysans, sans l’appui de l’UGT, combattent donc seuls. Le
résultat de cet isolement est éloquent: 13 morts, 10.000 arrestations et
le démantèlement de la Fédération. Fin juin, il était clair qu’après
une telle déroute, les paysans ne pourraient plus se mobiliser lorsque
ce sera nécessaire afin d’appuyer les ouvriers. La bureaucratie
syndicale social-démocrate ne pouvait être plus cynique ni œuvrer au
mieux contre l’alliance ouvrière-paysanne dans un pays où 70% de la
population est rurale. (5)
L’alliance et les partis de classe
La
terrible défaite due à la victoire d’Hitler en Allemagne et la
répression exercée par Dolfuss en Autriche a éveillé dans la classe
ouvrière espagnole le sentiment de la nécessité d’une d’autodéfense
armée face à la menace fasciste incarnée par le leader de la CEDA, Gil
Robles. Cette prise de conscience s’est logiquement exprimée à travers
une pression accrue des travailleurs envers leurs différentes directions
afin d’aboutir à l’unité d’action ouvrière. Cette pression pour l’unité
s’est ainsi forgée dans la dynamique des mobilisations ouvertes depuis
la moitié de l’année 1933. Instinctivement, les travailleurs
comprenaient que l’unité était la seule manière de stopper la marche en
avant de la réaction. Les Alliances Ouvrières ont été le résultat
concret de cette pression. “Par leur origine tout comme par leur rapide
développement, les Alliances Ouvrières ont représenté la réponse
organisée du prolétariat espagnol face à la possibilité de subir la même
répression que celle qui s’était abattue sur la classe ouvrière
allemande après l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933 et celle qu’avait
déclenchée à Vienne le chancelier Dolfuss, ces deux événements ayant eu
un écho considérable dans la péninsule”(6).
Ces
Alliances ont été les instruments de l’insurrection asturienne. Mais
elles étaient avant tout des organes du front unique ouvrier. Telle
qu’elles étaient définies dans les pactes entre organisations ouvrières,
elles répondaient en général à la tradition du Front unique qui avait
marqué les IIIe et IVe Congrès de l’Internationale Communiste en 1921 et
1922. Si les Alliances ouvrières, dans les faits, ne se sont ensuite
pas tout à fait ajustées au modèle classique, c’est parce que dans la
majorité des cas il manquait les organismes unitaires de base qui
devaient compléter les accords des directions.
En
Catalogne, le Pacte de l’Alliance ouvrière s’est réalisé en décembre
1933 et a été souscrit par l’UGT, le PSOE (le parti socialiste); l’USC
de Joan Comorera, la Gauche Communiste, différentes organisations
syndicales en opposition avec la ligne officielle de la CNT, le Bloc Ouvrier et Paysan et l’Union des Rabassaires (viticulteurs catalans). Dans les Asturies,
l’Alliance ouvrière doit son origine au pacte de collaboration de mars
1934 entre socialistes et anarchistes, finalement ratifié au mois de
septembre. En Catalogne, le pacte a été ratifié sous cinq conditions: 1)
l’arrêt des hostilités mutuelles entre les organisations souscrivantes;
2) l’oubli des préjudices reçus les uns des autres; 3) que l’Alliance
se construise non pas par la base, mais par le sommet; 4) que chaque
organisation concrétise réellement sa volonté du front unique et 5) que
chacun soit disposé à faire aux autres les plus grandes concessions “
(7). Le pacte de l’Alliance ouvrière impliquait en outre la rupture des
organisations signataires avec les organisations bourgeoises (8). En
tant qu’accords exprimant le front unique, tout en garantissant l’unité
d’action nécessaire, “cela n’obligeait pas les organisations signataires
à abandonner leur positions idéologiques respectives“. (9) Chaque
Alliance ouvrière régionale formait un comité exécutif qui se mettait en
contact avec l’Alliance ouvrière au niveau de tout l’Etat espagnol,
mais cette dernière n’a jamais eu de véritable existence du fait du
boycott dont elle fut l’objet de la part de la direction nationale du
PSOE.
Dans le cas asturien, l’Alliance a
été réalisée jusqu’à ses dernières conséquences mais sans pour autant
que l’on puisse l’assimiler - comme l’ont affirmé à tort les dirigeants
du POUM, le Parti ouvrier d’unification marxiste, (communiste
anti-stalinien) - à l’expérience des soviets russes car elle était avant
tout le produit d’un pacte entre organisations ouvrières et non un
organe basé sur des conseils ouvriers d’entreprises. Elle a malgré tout
réalisé des tâches de type soviétique puisque, en plus d’être un organe
d’unité d’action et de propagande, elle a été le noyau organisationnel
du nouvel ordre politique, économique et social. Bref, elle fut bel et
bien un organe de pouvoir.
Les plus fermes
défenseurs de l’Alliance ouvrière étaient les groupes de communistes
dissidents du PCE ou dans sa marge; la Izquierda Comunista (la Gauche
Comuniste) menée par Andréu Nin et, fondamentalement, le BOC (Bloc
ouvrier et paysan) de Joaquim Maurin qui comprenaient respectivement 800
et 5.000 militants (ces deux organisations seront à l’origine de la
création du POUM). Pour Maurin, l’Alliance ouvrière était la
concrétisation d’un front unique comme préalable à la constitution d’un
parti révolutionnaire et à la prise du pouvoir.
En
1933, suite au bilan critique fait par le leader socialiste Largo
Caballero des deux années de coalition gouvernementale
républicains-socialistes, Maurin change de perspective stratégique en
passant de la lutte unitaire avec le syndicalisme et la CNT à celle avec
le PSOE et l’UGT. Maurin et Caballero s’accordaient à reconnaître
l’incapacité de la bourgeoisie à mener sa propre révolution et leurs
conclusions se résumaient, particulièrement dans le cas de Maurin, dans
une stratégie proche des conceptions de la révolution permanente.
“Tournant à gauche“ des socialistes
Depuis
la fin des deux années de collaboration gouvernementale entre
républicains et socialistes, un tournant à gauche s’est opéré dans la
social-démocratie espagnole. Comme l’écrivait Nin; “Le Parti socialiste
s’est lancé, pendant un an, dans une campagne d’agitation
révolutionnaire, mais sans fixer pour autant des objectifs concrets à la
lutte“. Cette radicalisation s’exprimait dans le courant dirigé par
Largo Caballero et dans les Jeunesses Socialistes (JS). Ce “gauchisme
caballériste“ était toutefois ambigü car, en premier lieu, il maintenait
la perspective que le chemin du pouvoir consistait à attendre dans
l’espoir de voir surgir une insurrection nationale tout en repoussant
toutes les mobilisations et luttes partielles. Ces dernières, selon eux,
au lieu de renforcer le mouvement, ne faisaient au contraire que
l’épuiser inutilement. Il s’agit là en somme d’une vieille conception du
PSOE, héritée de Pablo Iglesias (fondateur de la social-démocratie
espagnole) et qui ne répondait en réalité qu’à l’intérêt de l’appareil
du parti de ne pas être perturbé par le rythme “incontrôlé“ de la lutte
de classe. C’est à cause de cette conception attentiste que, comme nous
l’avons vu, la lutte paysanne du mois de juin 1934 s’est retrouvée isolée
et donc battue.
Leur vision des tâches
militantes à accomplir souffrait également des mêmes limites. Par
exemple, pendant un an, alors que les Jeunesses Socialistes se sont
préparées militairement et ont tenté d’obtenir des armes, aucun travail
politique sérieux n’a été réalisé en direction des soldats. Pire,
certains dirigeants socialistes ont été jusqu’à espérer qu’une partie de
la hiérarchie militaire allait d’elle-même appuyer le mouvement
insurrectionnel. Le prix de telles négligences et aveuglements sera payé
très cher. Mais malgré ces importantes limitations, la volonté affichée
du courant animé par Caballero était clairement la révolution
socialiste. Pour le PSOE dans son ensemble, cela n’était pas du tout
l’objectif à atteindre en octobre 1934. Tant pour le courant droitier du
dirigeant Indalecio Prieto que pour celui de Julián Besteiro, il ne s’agissait que
d’effectuer une simple démonstration de force dans le cadre de la
“légalité” républicaine afin de freiner le cours réactionnaire du régime
et de revenir à la même situation de 1931, c’est-à-dire à un régime
démocratico-bourgeois plus libéral qui permettrait au PSOE de revenir au
pouvoir.
Le PSOE dans son ensemble a donc
boycotté l’Alliance ouvrière au niveau national précisémment parce que
cela lui permettait assurer un contrôle hégémonique sur le mouvement à
l’échelle des régions. C’est pour cela que Nin a pu dire que, à
l’exception des Asturies et de la Catalogne où il fallait compter sur
d’autres forces, le mouvement d’octobre et les Alliances ouvrières n’ont
été qu’“un mouvement sectaire qui mobilisait exclusivement les membres
du PSOE et qui était dirigé par des comités secrets”. De plus, au début
de ce mois crucial d’octobre, le PSOE n’avait toujours pas de programme
digne de ce nom à proposer - un tel programme n’a été diffusé par la
presse du parti qu’en 1936 et, soit dit en passant, il ne remettait pas
en cause les bases de la propriété privée.
Le PCE, jusqu’au dernier moment...
De
son côté, le PCE a souffert tout au long de cette période des séquelles
des conceptions de la “troisième période” dictées par l’Internationale
communiste stalinisée. Des conceptions qui se caractérisaient par un
ultra-gauchisme outrancier; le PSOE et la CNT étant qualifiées comme des
forces “social-fascistes“ et “anarcho-fascistes”. Le Front unique
n’était conçu qu’à la base, ce qui n’avait pas grand chose à voir avec
sa conception léniniste (10). Dans cette logique ultra-sectaire, le PCE a
tout d’abord dénoncé les Alliances ouvrières comme des organes
“contre-révolutionnaires”. Ce n’est que le 12 septembre 1934 qu’il a
opéré un tournant brusque lorsque sa direction a demandé officiellement
l’intégration du parti dans l’Alliance ouvrière en justifiant cette
volte-face par la pression des masses en faveur de l’unité, par la
gravité de la situation et de la menace fasciste.
De
plus, les relations avec le PSOE se sont tout aussi subitement
améliorées - des contacts avaient été établis entre les organisations de
jeunesse respectives des deux partis, mais sans parvenir à des accords
concrets. Du fait de cette conversion tardive, le PCE a intégré
l’Alliance ouvrière asturienne le jour même de l’insurrection.
Quant
à la CNT anarchiste, elle s’est purement et simplement abstenue de
participer aux Alliances ouvrières car, selon elle, l’unité du
prolétariat était déjà réalisée... dans ses propres rangs! Seule la CNT
asturienne a pleinement participé à l’Alliance ouvrière, après une
trajectoire de plus en plus critique envers la ligne majoritaire de
l’anarcho-syndicalisme de l’Etat espagnol. En Catalogne, lorsque la
grève d’octobre sera déclenchée, elle appellera immédiatement au retour
au travail.
Les journées d’Octobre
A
la fin de l’après-midi du 4 octobre 1934 est rendu publique l’événement
tant redouté par les travailleurs : après la démission du cabinet
Samper en fonction depuis le mois d’avril, un nouveau gouvernement est
formé avec la participation de trois ministres de la CEDA qui occupent
rien de moins que les portefeuilles ministériels du Travail, de
l’Agriculture et de la Justice. La veille, la presse ouvrière avait déjà
sonné le tocsin. Le 3 octobre, l’éditorial d’“El Socialista” (organe du
PSOE) affirmait: ”En garde camarades ! Nous sommes arrivés à la limite
des reculs. L’arrivée de Gil Robles au pouvoir pourra provoquer
l’écrasement des organisations ouvrières”. Le “Mundo Obrero” (organe de
l’UGT) exigeait sur toute sa première page du 2 octobre “le pouvoir des
ouvriers et des paysans“ (11).
Dans la nuit
du 4 octobre, le mot d’ordre pour déclencher la lutte est lancé. A
l’aube, la grève est générale dans les villes de Madrid, Barcelone,
Valence, Oviedo, Séville, Cordoue, etc. - mais seulement dans les grandes
villes car la campagne ne suit pas le mouvement. Le mouvement d’Octobre
a connu plusieurs types de grèves selon les régions: pacifiques et de
solidarité - à Saragosse et à Madrid - ; grèves insurrectionnelles - en
Catalogne - et une véritable révolution, uniquement dans les Asturies.
Madrid et Barcelone
Au
moment décisif donc, la direction socialiste n’accomplit pas sa
promesse de “déclencher la révolution”. Elle se borne au contraire au
mot d’ordre de “grève générale pacifique” au niveau national dans
l’espoir que cela suffirait pour faire pression sur le président de la
République, Alcalá Zamora, afin qu’il écarte le gouvernement récemment
formé et qu’il nomme des ministres socialistes à la place des ministres
réactionnaires. Bref, c’est une grève “pacifique” de pression
politicienne qu’ils impulsent alors que les masses, dans les rue de
Madrid et ailleurs, demandant des armes! L’erreur ne peut pas être plus
grave. À Madrid les travailleurs se sont pourtant concentrés sur les
points stratégiques, par intuition, sans direction, et sans que les
forces “de l’ordre” puissent intervenir.
A
la fin de la journée du 5 octobre, bien que le gouvernement ait repris
avec l’aide des troupes quelques points vitaux, il n’avait pas
totalement confiance en ces dernières. La garnison de Cuatro Caminos
avait ainsi envoyé un message à l’Alliance Ouvrière en indiquant le
nombre d’hommes, l’emplacement des mitrailleuses, et en assurant que la
majorité des soldats, y compris un lieutenant, était disposée à passer
du côté des révolutionnaires s'ils étaient attaqués. La situation était
donc mûre pour lancer une offensive généralisée contre le gouvernement
et appeler à de nouvelles élections générales. La classe ouvrière était
disposée à combattre tandis que le gouvernement était, du moins au
début, dominé par les doutes et paralysé par les événements. Mais la
direction a fait marche arrière au moment décisif. Si la grève, à
Madrid, a duré jusqu’au 13 octobre, l’occasion en or, le “moment”
décisif n’avait duré que 2 ou 3 jours et il n’avait pas été exploité. La
jeunesse, désespérée devant le manque de direction, a spontannément
essayé de prendre d’assaut la caserne de la Montagne, mais sans un plan
d’action, la tentative était condamnée à l’échec.
En
Catalogne, le mouvement ne s’impose que le 5 octobre et sans la
participation de la CNT comme on l’a vu, ce qui va exclure de
l’insurrection une bonne partie de la classe ouvrière. Le 6 octobre, à
Barcelone, Sabadell et Gérone, l’Alliance ouvrière proclame la
“République Catalane”. Le leader indépendantiste Luis Companys proclame
pour sa part “l’Etat Catalan” tout en refusant de donner des armes à
l’Alliance. Il perd un temps précieux en tentant vainement de convaincre
le général Batet, chef militaire de la région, de rejoindre le
mouvement. Fin tacticien, Batet fait mine de tergiverser afin de se
donner le temps de rassembler ses troupes pour ensuite diriger la
répression sous les ordres de Madrid. Les hésitations du gouvernement
Companys, qui traduisent celles de la petite-bourgeoisie à franchir
clairement le Rubicon de l’insurrection, provoquent ainsi la défaite du
mouvement en Catalogne.
La Commune asturienne
L’Octobre
asturien ne surgit pas du néant. En 1932, 59.236 travailleurs asturiens
ont participé à des grèves et en 1933 leur nombre explose pour
atteindre 105.286 travailleurs. A cette époque, il y avait dans cette
province 70.000 travailleurs syndiqués, soit plus de 50% de sa
population salariée. Le noyau moteur du prolétariat asturien était
l’ouvrier, et plus particulièrement le mineur, au nombre de 30.000.
L’année 1934 voit une escalade progressive de la lutte. Il y a des
luttes importantes à Trubia, usine d’armes, contre une réduction de
personnel. En avril, on compte 11.000 grévistes dans le bassin minier,
avec des affrontements armés contre les forces répressives. En mai les
meetings et les manifestations se succèdent. Le 1er septembre, le groupe
des femmes socialistes de Sama de Langreo, soutenu par des mineurs
souvent armés, manifeste contre “la guerre et le fascisme”. Cela
donne lieu à des affrontements et à des échanges de tirs lorsque la
Garde d’Assaut occupe une partie de la ville.
Le
lendemain éclate la grève générale dans tout le bassin minier et la
région industrielle de Duro-Felguera. Les affrontements s’étendent et,
comme on l’a vu, le 8 et le 9 septembre, on appelle à une grève générale
totale contre un rassemblement de la droite réactionnaire dirigée par
Gil Robles en personne à Covadonga. Le meeting des cléricaux-fascistes
est finalement mis en échec, les travailleurs ayant levé les rails des
trams, arrêté les trains, empêché la vente de repas et la location des
logements et dressé des barricades sur les chemins et les routes qui ont
repoussé et dispersé les groupes réactionnaires.
En
octobre 1934, c’est sur ce terrain fertile que le mot d’ordre de grève
générale “pacifique” se transforme dès les premiers instants en une
véritable insurrection armée; une grève générale mettant immédiatement à
l’ordre du jour la question du pouvoir. A partir du 5 octobre, les
mineurs et les ouvriers métallurgistes se lancent dans l’action sous la
direction d’un Comité provincial révolutionnaire à majorité socialiste.
En 24 heures, tous les postes de la Garde Civile de la zone minière sont
neutralisés. Sama de Langreo, Mieres et La Felguera, où sont institués
des comités révolutionnaires locaux, deviennent les bastions de la
révolution. Des colonnes de milices ouvrières se forment et marchent sur
Oviedo, la capitale provinciale, où le 7 octobre les révolutionnaires
contrôlent plusieurs centres vitaux - l’Hôtel de ville, le quartier
général des Carabiniers, la centrale télégraphique, etc. Dans
l’importante usine d’armements Trubia, les ouvriers se joignent au
mouvement et participent à son occupation.
Malheureusement
le prolétariat d’Oviedo, freiné par ses dirigeants afin de respecter la
consigne initiale de grève générale “pacifique”, n’entra pas en action
jusqu’à ce qu’arrivent les colonnes minières. Ce retard, qui a donné le
temps aux forces de l’ordre de s’organiser défensivement, a mobilisé une
grande partie des énergies dans la lutte pour le contrôle de la ville.
Malgré l’occupation des usines Trubia et des stocks de fusils, les
révolutionnaires ne parviendront jamais à prendre la caserne militaire
principale où sont entreposés les stocks de munitions. Les 30 à 40.000
insurgés asturiens se sont donc retrouvés avec des milliers de fusils
souvent inutilisables, faute de munitions adéquates ou en quantités
suffisantes. Une carence grave qui ne sera comblée, en partie seulement,
qu’avec l’emploi massif de la dynamite.
Au
cours des combats, dans les villes et villages aux mains des insurgés,
le ravitaillement des colonnes, les services sanitaires et la
distribution des vivres à la population ainsi que la production dans les
mines et les entreprises sont assurés sous contrôle ouvrier. A partir
du 7 octobre, les femmes participent massivement à ces tâches, mais
aussi directement aux combats en première ligne (12).
Le
9 octobre, l’aviation gouvernementale bombarde la population civile à Gijón et à Sama. Des renforts gouvernementaux venus de tout le pays
commencent à arriver sous les ordres des généraux Bosch et López
Ochoa
tandis que des navires de guerre croisent au large de Gijón. C’est le
général Franco qui dirige les opérations depuis le Ministère de la
Guerre à Madrid, où il est désigné grâce à sa longue expérience
répressive dans la région; sous la Monarchie, il y avait écrasé la grève
générale de 1917. L’avant-garde de la contre-révolution armée était
composée par les troupes de “regulares” marocains et par le “Tercio”, la
Légion étrangère espagnole, des unités de mercenaires dont le
gouvernement savait parfaitement qu’elles ne pourraient pas fraterniser
avec les ouvriers. Ces troupes progressaient tout en appliquant les
méthodes classiques de la guerre coloniale; destructions systématiques,
pillages, viols et en utilisant les prisonniers, femmes et enfants y
compris, comme boucliers humains pour avancer à couvert.
La fin de l’insurrection
Le
11 octobre, il est déjà clair que la victoire n’est plus possible, les
renforts gouvernementaux (plus de 40.000 hommes) ne cessant d’affluer de
toute part vu que le reste de l’Espagne ne s’est pas joint au
mouvement. Ce jour là, l’avancée de l’armée bourgeoise entraîne la
dissolution du premier Comité révolutionnaire à majorité socialiste. Une
débandade plutôt qu’une dissolution car elle n’a pas été expliquée aux
masses et que bon nombre de ses membres ont tout simplement pris la
fuite. Un débat a alors traversé les membres de l’Alliance ouvrière
asturienne divisant les partisans de la lutte à outrance et ceux qui
optaient pour la nécessité d’organiser la retraite et la fin du
mouvement. Dans cette querelle, le PCE était favorable à la première
option car il s’appuyait sur une base beaucoup plus radicalisée que
celle qui avait soutenu le premier Comité - certains miliciens ont même
proposé de fusiller pour trahison les membres en fuite de ce dernier. Un
second Comité révolutionnaire provincial a alors été constitué, à
majorité communiste, au moment même où les troupes du général López
Ochoa étaient aux portes d’Oviedo. Au final, ce Comité dû malgré tout
organiser la retraite mais il faut souligner l’importance du geste du
PCE. En apparaissant comme le parti de la résistance maximale, il
s’octroyait un immense prestige qui lui a permis de “capitaliser”
Octobre et de se constituer en parti de masse dans les Asturies.
Le
13 octobre, après avoir initié la retraite des révolutionnaires au sein
des montagnes de la zone minière où il était plus facile de résister,
un troisième Comité, de nouveau à majorité socialiste, se constitue à
Sama. Le 15 octobre, ce Comité décide d’entamer des négociations avec le
général López Ochoa, les socialistes ayant pensé avant l’insurrection
qu’il rejoindrait le mouvement. C’est le dirigeant socialiste Belarmino Tomás qui mène la négociation en offrant la reddition à la seule
condition que les troupes coloniales n’entrent pas en tête de l’armée
gouvernementale dans les localités minières encore aux mains des
insurgés.
Au matin du 19 octobre,
l’insurrection est officiellement terminée après une déclaration du
Comité révolutionnaire provincial appelant au retour au travail qui est
diffusée dans la nuit du 18. La répression, la “terreur blanche”, qui
s’abat sur le mouvement ouvrier asturien après le 19 octobre est sans
pitié. Au total, avec les victimes des combats et de la répression, le
nombre de morts atteint les 5.000, auxquels il faut ajouter 7.000
blessés et 20.000 prisonniers.
La nature de la Commune asturienne
Les
événements d’Octobre 1934 dans les Asturies peuvent être qualifiés sans
aucune hésitation de révolution socialiste. En premier lieu, de par son
caractère de masse. Sur les 27.604 mineurs, 20.000 ont pris les armes
et le reste s’est consacré au travail des différents services (13).
D’après certaines données, il y a eu au total 30.000 combattants et
50.000 personnes mobilisées, d’autres secteurs ouvriers (métallurgistes
notamment) s’étant joints aux mineurs. En second lieu, le mouvement fut
pleinement unitaire, au point que les organisations les plus réticentes
au Front unique, le PCE et la CNT, se sont finalement intégrées à
l’Alliance ouvrière. Une volonté d’unité ouvrière parfaitement résumée
dans les initiales de son sigle qui était tout autant un cri de guerre
et de fraternité: “Uníos Hermanos Proletarios (UHP : Unissez-vous,
frères prolétaires)”.
La Commune asturienne
a instauré un nouvel ordre des choses. Toute la vie sociale s’est
organisée à partir de comités nettement ouvriers afin de répondre aux
différents besoins. La production ne s’est pas arrêtée un seul instant
et, si elle a été en grande partie réorientée vers les nécessités
militaires (fabrication d’obus, d’autoblindés, de fusils), les mines,
les boulangeries et d’autres entreprises ont maintenu leurs activités
sous contrôle ouvrier. La consommation des biens a été réorganisée de
manière alternative; la nourriture et les vêtements étaient
équitablement distribués à toute personne, sans distinction de classe,
tandis que des cantines communautaires étaient créées. Des services de
santé gratuits ont également été instaurés en abolissant la médecine de
type privé. Les biens d’intérêt général furent collectivisés. Dans cet
embryon de société nouvelle, la milice ouvrière assurait le maintien de
l’ordre et réprimait durement les actes de pillage et de sabotage. De
manière tout à fait significative, malgré la courte durée de
l’expérience, les femmes ont massivement participé au mouvement, à
toutes les tâches de ravitaillement, de services et de contrôle mais
également aux tâches militaires. Toutes ces caractéristiques, affirmées
ou embryonnaires, sont le propre d'un pouvoir ouvrier, d'une révolution
socialiste.
Les causes de la défaite
Les
causes de la défaite de la Commune asturienne ont déjà été en partie
soulignées. Ce qui a principalement manqué, c’est une direction et un
parti révolutionnaire décidés à l’échelle de tout le pays. Sans
minimiser la passivité de la CNT, les responsabilités du PSOE sont
immenses vu son poids dans le mouvement ouvrier et son rôle dans
l’Alliance ouvrière qui, mis à part dans les Asturies et en Catalogne,
se résumait à ses seules forces.
Le PSOE
s’est refusé à créer une véritable Alliance ouvrière unitaire au niveau
national capable de centraliser et coordonner efficacement le mouvement
dans les différentes régions. Il n’a pas non plus proposé un programme
révolutionnaire adéquat (ni même un programme tout court !). Le courant
caballériste a utilisé une stratégie qui, malgré sa phraséologie
révolutionnaire, n’avait pas grand chose à voir avec celle des
bolchéviques. Avec l’idée stupide que les batailles partielles
affaiblissaient l’organisation du parti et n’étaient qu’un gaspillage
d’énergies en vue de l’affrontement décisif, il a abandonné les paysans
et enterré toute possibilité d’alliance avec eux au moment où cette
unité était vitale. Enfin, il s’est bercé d’illusions sur les supposées
sympathies d’un secteur des officiers au lieu d’entamer un travail
antimilitariste révolutionnaire soutenu parmi la troupe, c’est-à-dire
par la seule voie capable de garantir la destruction - ou du moins la
neutralisation - de l’appareil répressif de la bourgeoisie. En
Catalogne, la capitulation de Luis Companys, et, avec lui, celle de la
petite-bourgeoisie indépendantiste, a amplement démontré que le rôle du
“sujet révolutionnaire “ principal ne pouvait être joué que par le
prolétariat et ses organisations.
Fondamentalement,
la Commune asturienne été défaite à cause de son isolement. Octobre
1934 a représenté une dure bataille perdue pour le mouvement ouvrier,
mais ce dernier n’était pas pour autant définitivement écrasé et
démoralisé, comme on le verra deux ans plus tard. L’insurrection et la
répression du mouvement d’Octobre ont au contraire été des éléments qui
ont galvanisé les énergies et qui ont directement mené à la
spectaculaire victoire du Front populaire aux élections de février 1936 -
dont l’un des principaux points programmatique était l’amnistie pour
les milliers de travailleurs emprisonnés. Une amnistie qui fut
concrètement réalisée avant même la publication du décret gouvernemental
du Front populaire, du fait de l’ouverture des prisons par les masses
elles-mêmes. Octobre 1934 fut le combat d’avant-garde décisif qui a
permis la Révolution de 1936-1937.
D’après un dossier de José Babiano, Inprécor spécial “1934, nuestro Octubre”, novembre 1984.
Notes :
(1) Confédération Espagnole des Droites Autonomes, principal parti de la
bourgeoisie réactionnaire.
(2) Confédération Nationale du Travail,
syndicat anarcho-syndicaliste.
(3) Chiffres du Ministère du Travail
cités par Tuñón de Lara dans “La segunda república”, tome II, siglo XXI,
Madrid, 1976, page 59.
(4) Fédération anarchiste ibérique.
(5) Félix
Morrow, “Revolución y contrarrevolución en España”, Pluma, Bogota 1976,
page 23.
(6) David Ruiz, “Asturias contempóranea (1808-1936)”, Siglo
XXI, Madrid 1975, page 51.
(7) ”El frente único obrero”, El Socialista
29.12.1933. Cité par Marta Bizkarondo dans “Octubre del 34: reflexiones
sobre una revolución”, Bibliothèque de textes socialistes n°9, éditions
Ayuso, Madrid 1977, page 26.
(8) Exigence explicite dans le point 9 de
l’accord.
(9) Narcís Molins i Fábrega : “UHP, la insurección proletaria
de Asturias”, éd. Júcar, Madrid 1977 page 94.
(10) Cité par Tuñón de
Lara, op. cit. pages 76 et 77.
(11) Molins i Fábrega, op.cit. pages
161-163.
(12) “Des jeunes filles de 18 à 22 ans, en manche de chemise
et robe courte, avec un ceinturon de cuir sur lequel elles fixaient un
revolver, portaient la nourriture à ceux qui combattaient en première
ligne, dans les montagnes de Vega del Rey”. (Aurelio de Llano de
Ampudia, “La revolución en Asturias”, Instituto des estudios asturianos,
Oviedo 1977.
(13) Tuñón de Lara, op.cit. page 95.
Tiré des pages Histoire, que nous recommandons vivement, du site de la LCR belge d'où nous extrayons les liens suivants sur les années 30 dans l'Etat espagnol :
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